Edgar
Morin
Le
grand paradigme d'occident (1)
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à
lire (un commentaire viendra plus tard...)
«J'ai
déjà souvent évoqué le "grand paradigme d'Occident" formulé par Descartes,
et imposé par les développements de l'histoire européenne depuis le
XVIIème siècle. Le paradigme cartésien disjoint le sujet et l'objet,
avec pour chacun leur sphère propre, la philosophie et la recherche
réflexive ici, la science et la recherche objective là. Cette dissociation
se prolonge, traversant de part en part l'univers : Sujet Objet Âme
Corps Esprit Matière Qualité Quantité Finalité Causalité Sentiment
Raison Liberté Déterminisme Existence Essence Il s'agit bien d'un
paradigme : il détermine les concepts souverains et prescrit la relation
logique : la disjonction. La non obéissance à cette disjonction ne
peut être que clandestine, marginale, déviante. Ce paradigme détermine
une double vision du monde, en fait un dédoublement du même monde
: d'une part, un monde d'objets soumis à observations, expérimentations,
manipulations. D'autre part, un monde de sujets se posant des problèmes
d'existence, de communication, de conscience, de destin (...) Le grand
paradigme commande la double nature de la praxis occidentale, l'une
fondée sur l'auto-adoration du sujet individuel (individualisme),
humain (humanisme, anthropo-centrisme), national (nationalisme), ethnique
(racisme) ; l'autre fondée sur la science et la technique objectives,
quantitatives, manipulatrices et glacées dès qu'il s'agit de l'objet
(y compris quand un individu, une ethnie, une culture sont considérés
comme objet). Or, les développements antagonistes de la subjectivité,
de l'individualité, de l'âme, de la sensibilité, de la spiritualité
et ceux de l'objectivité, de la science, de la technique dépendent
du même paradigme. La subjectivité s'est construite ses propres royaumes,
non seulement dans la métaphysique (ou triomphe l'Ego transcendantal),
dans la littérature, le roman, la poésie, la musique (et notamment
dans le romantisme qui a assumé pleinement les droits et les vérités
du rêve, de la passion, de l'état second) ; elle s'est implantée de
plus en plus profondément dans la religion, qui, de plus en plus refoulée
du coeur organisationnel des sociétés, est de plus en plus vouée au
salut subjectif et aux besoins subjectifs (...) Ainsi, deux univers
se disputent nos sociétés, nos vies, nos esprits; ils se partagent
le terrain, mais s'excluent l'un l'autre (...). Du point de vue cognitif,
la science fait de l'homme un objet déterminé de plus en plus minuscule
dans un univers de plus en plus grand. Mais du point de vue pratique,
elle donne à l'homme le pouvoir et la puissance qui lui permettent
de domestiquer, écraser, anéantir son propre univers. La science,
qui d'un côté élimine le sujet, de l'autre devient son bras séculier.
L'humanisme est une mythologie qui tente d'articuler la science qui
nie l'homme à l'homme qui cherche la toute puissance. Ainsi, sous
l'effet de la science, l'homme tend cosmiquement vers zéro, mais,
sous l'effet de l'humanisme, il tend anthropologiquement vers l'infini.
(...) Les individus passent quotidiennement de l'un à l'autre, par
sauts innombrables qui leur sont invisibles, mais qui les font littéralement
changer d'univers. Un chercheur scientifique est objectiviste et scientiste
sur son matériel de laboratoire, et ses communications dans des congrès
et revues obéissent toutes aux critères de la scientificité. Toutefois,
même dans son laboratoire, sa subjectivité fait irruption par énervements,
sympathies, attractions, dans ses relations avec ses collègues, ses
maîtres ses assistants, les femmes qui y travaillent. Sans arrêt,
il saute d'un état objectiviste centré sur l'objet à des états affectifs
égocentriques. Il sautera dans un état familio-centrique en rentrant
chez lui, puis dans un état ethno et socio-centrique en regardant
les informations politiques. Il écoutera peut-être de la musique où
il sera envahi de subjectivité. Lui qui sait que tout est déterminé
dans l'univers, y compris l'être humain, vit parmi des êtres humains
qu'il considère comme des sujets responsables de leurs actes. Lui
qui ne peut croire en la liberté réprimandera sévèrement son fils
pour avoir fait un mauvais choix (...)»
(Edgar
MORIN : La Méthode Tome 1. Paris, Seuil, 1977, p.12-13)
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